D'ordinaire, Thomas Jericho attendrait sa seconde tasse de café avant d'y prêter attention. Mais aujourd'hui, Anne Oakley se tient à son côté, scrutant les nombreux écrans en rongeant ses ongles un à un. Il ne lui connaissait pas cette manie. Maintenant qu'il y pense, c'est la première fois qu'il la voit inquiète à ce point.
- Un des drones a trouvé quelque chose, n'est-ce pas ? demande-t-elle en tapotant le cadran rouge.
- Oui, mais ça peut être n'importe quoi. On les a envoyés en dehors de la zone de simulation, ils vont probablement nous signaler le moindre paquet de chips qui traîne dans le désert...
Une image s'affiche enfin sur l'écran. Tous deux restent bouche bée. Le drone DOME-12 fait face à un Humvee abandonné au bord de la route. Oakley ne peut retenir un frisson.
- On doit prévenir [[Stanford.->Routine matinale]]
Toujours prompt à mener par l'exemple, Oliver Stanford n'a rien changé à ses habitudes. Après une douche rapide et un petit-déjeuner sur le pouce, il se lance dans son inspection quotidienne de la station, armé d'une tasse de café brûlant. Si dans un coin de son esprit subsiste la certitude que tout ceci n'est qu'une simulation, il n'en agit pas moins comme si l'équipe se trouvait réellement sur Mars. Il traverse donc la serre en contrôlant du coin de l'oeil l'étanchéité des parois transparentes en nanofibres.
Alors qu'il s'engage dans le couloir la séparant du reste de la station, il croise Musashi Miyamoto. Ce dernier lui adresse comme à son habitude une parodie de salut.
- Colonel.
- Miyamoto. Hâte de goûter la récolte de la semaine prochaine.
- Je vois que vous n'êtes pas fan de mon jus d'orange génétiquement modifiée, dit-il en pointant du doigt son café.
- J'ai cru comprendre que ce mois-ci, il a goût de pamplemousse.
- On y est presque, répond le botaniste avec un sourire.
Stanford porte soudain la main à son oreillette. Il n'a pas besoin de se faire comprendre: [[Musashi->Musashi]] s'engouffre dans la serre. Une fois qu'il est sûr de ne pas être entendu, Stanford répond à son interlocuteur:
- Entendu, j'arrive avec [[D'Angeli->Vittoria]].
Tandis qu'il se dirige vers les quartiers de l'équipage, il ne voit pas [[Seeley Jones->Seeley]] qui l'observe...
02 mars 2029.
Une station de recherche dans le désert du Nevada.
Dans une des salles octogonales, seulement baignée de la lumière d'innombrables écrans, un cadran rouge [[clignote...->Jericho et Anne]]
Musashi tape dans ses mains pour déclencher l'éclairage de la serre, complétant la lumière naturelle qui filtre à travers les parois aussi fines qu'un voile.
Il commence par une tournée d'inspection de ses cultures hydroponiques, avant de s'intéresser à l'oranger nain, génétiquement modifié, qui s'entête à vouloir pousser en pleine terre et produire des fruits amers. Il parle à chaque fleur, chaque feuille, mais aujourd'hui le coeur n'y est pas. Contrairement aux autres, il s'est jusque-là abstenu de demander au colonel des nouvelles de la situation qui préoccupe l'équipe. Il se doute bien que Stanford n'a pas eu de contact direct avec la Terre - "la base d'opération, située à moins de cinquante kilomètres", corrige cette partie de lui qui n'a jamais joué le jeu de la simulation de vie martienne. Mais peut-être le colonel vient-il de recevoir une bonne nouvelle? Aurait-il dû rester pour s'en assurer?
Plongé dans ses pensées, il est surpris de trouver [[Margaret->Maggy]] derrière lui.
Les chiffres défilent sur le compteur du tapis de course. Vittoria ne remarque pas Stanford qui vient d'apparaître à son côté; il lui faut hausser la voix pour qu'elle l'entende. Lorsqu'elle enlève ses écouteurs, Stanford hausse un sourcil en reconnaissant Beyoncé.
- On révise les classiques?
Elle bondit hors du tapis, mais n'esquisse qu'un signe de tête en guise de salut. Ces deux ans passés en isolation ont quelque peu érodé le protocole.
- Désolée, colonel, j'étais...
- Jericho et Oakley ont trouvé quelque chose.
Il n'a pas besoin d'en dire plus. Elle ne s'en vante jamais, mais elle est l'une des rares à lire Stanford comme un livre ouvert. Et ce qu'elle y voit aujourd'hui ne la rassure pas.
Elle le suit sur le chemin de ce que tout le monde ici appelle l'Octogone, en marge du reste de la station. Sébastien Maubriant croise leur chemin.
- Des nouvelles de la Terre ? J'ai des résultats à transmettre, je suis bloqué sans leur feu vert.
Vittoria laisse Stanford répondre par la négative. "Ce type est aussi doué pour simuler la vie sur Mars qu'il est incapable de feindre un bonjour" pense-t-elle.
- Faites en sorte que je sois le premier prévenu dès que nous aurons rétabli le contact.
Sans un mot de plus, il se dirige vers [[la salle commune->Reste équipe]]. Stanford et Vittoria échangent un regard entendu avant d'entrer dans [[l'Octogone->briefing]], en prenant soin de refermer la lourde porte en métal derrière eux.
- Salut Musashi, dit Margaret. Comment vont les plantes aujourd'hui ?
- Pas trop mal, depuis qu'on a ajusté le taux d'humidité pour les nouvelles boutures. Et merci pour le conseil pour l'oranger: une terre sableuse lui convient mieux.
- C'est pas ça qui manque dans le coin.
Elle contemple la vallée désolée, déjà baignée d'une lumière blanche et ardente.
- Des nouvelles ? demande Musashi.
- Toujours aucun contact, à ce que je sache.
- Stanford a du nouveau je pense. Oakley et Jericho ont dû trouver quelque chose.
- Génial, ça calmera [[Maubriant->Maubriant]]. Il est insupportable en ce moment. Pourtant il est bien le dernier que j'imaginais dérangé par une rupture des communications.
- C'est un génie. Je ne cherche plus à comprendre.
- Tu dis ça parce qu'il aime ton jus d'orange.
Les deux collègues se permettent un sourire.
- [[Quoiqu'il arrive->briefing]], on sera fixés assez vite, Musashi.
Seeley rentre dans l'infirmerie comme s'il était chez lui, et s'installe dans l'un des fauteuils en silence. Il a quelque chose à dire, mais prend son temps. Tahiya Roets laisse de côté ses dossiers. D'ordinaire, elle jouerait le jeu, attendrait qu'il parle le premier. Mais aujourd'hui, la situation est différente.
- Des nouvelles ?
Il a ce geste caractéristique, caressant son menton en pinçant sa lèvre inférieure.
- Oakley et Jericho ont trouvé quelque chose. Et à en juger par la tête du colonel, je ne pense pas que ce soit positif.
Tahiya se laisse le temps de réfléchir. Un frisson la gagne, qui n'a rien à voir avec la peur. C'est le frisson de l'urgence. C'est la montée d'adrénaline qui lui a permis de gérer tant de situations de crise. Ce frisson qui la rend si douée dans son travail, et qu'elle n'avait plus ressenti depuis des années.
- Cette équipe va avoir besoin de nous, Seeley. Quoiqu'il arrive, nous devons être là pour elle, surtout pour [[les civils->Reste équipe]].
Il lui paraît tout aussi flegmatique lorsqu'il caresse une nouvelle fois son menton.
- Nous serons là pour soutenir l'équipe.
Elle ne doute pas qu'il soit sincère; mais elle pense voir clair dans son jeu pour la première fois : derrière son calme de façade, il semble n'avoir idée de [[ce qui les attend->Vittoria]].
- C'est du sang ?
Vittoria s'étonne elle-même de pouvoir prononcer cette phrase sans un frisson. Elle n'est pas surprise. Au fond d'elle, elle s'attendait au pire depuis deux semaines sans contacts avec l'extérieur.
- C'est du sang, confirme Jericho, qui manipule le drone du bout des doigts.
Sur l'écran, le petit engin à six roues fait le tour du Humvee, artefact surdimensionné au travers de sa caméra à courte focale.
- Il y en a sur le volant, et des traces sur les sièges, ajoute Oakley.
- Mais ce n'est pas une collision, observe Stanford. Aucun obstacle à des kilomètres à la ronde. Ou alors avec un autre véhicule ?
- Pas de traces de freinage, dit Jericho. Le Humvee est intact, mis à part que quelqu'un s'y est vidé de son sang... et ça.
D'un geste assuré, il oriente le drone vers le siège conducteur, marqué de déchirures parallèles. Stanford hausse un sourcil.
- Je ne comprends pas.
Jericho zoome, puis pose sa main sur l'écran, plaçant ses doigts sur les déchirures. Il mime une griffure. Oakley détourne le regard.
- Un animal sauvage ?
- Ajoutez à ça la perte de contact avec la Terre - avec la base d'opérations - depuis deux semaines... ça sent le roussi. Colonel, on doit faire quelque chose.
Stanford a un regard en coin pour Vittoria.
- Ce n'est pas au colonel de décider, Thomas, dit Vittoria. Il n'est pas la maîtresse du jeu.
Les trois militaires se tournent vers [[Oakley->décision]].
"Anne Leigh Oakley, ce n'est pas le moment de flancher" dit la voix de sa mère quelque part dans son esprit.
Jericho a ce regard inquiet qui la révulse en cet instant ; Stanford arbore ce masque neutre dont elle sait déchiffrer l'envers. Il s'en remet à elle parce qu'il n'a aucun contrôle sur le statut de la simulation. Vittoria est tout aussi transparente : ses yeux transpirent la confiance, mais celle-ci est futile. La décision a déjà été prise, dictée par les circonstances. Son ordre n'aura aucun poids, sinon celui de l'évidence. Elle aurait déjà dû le donner.
Suspendre la simulation, c'est abandonner tout contrôle sur la situation. Voilà ce qui la retient.
[[A moins que...->décision 2]]
Maubriant entre dans la salle commune, se sert du jus d'orange, puis daigne enfin lever les yeux vers ses collègues réunis autour de la table.
- Toujours aucune nouvelle. On pourrait être les derniers humains sur Terre, ça ne ferait pas de différence. Ces conditions de travail sont intolérables... surtout venant d'ALTA !
Anderson mime un vague intérêt en grattant sa barbe de trois jours ; Abby reste muette ; Margaret ne daigne pas lever les yeux de sa tablette.
- Si on me cherche, je suis au [[labo->Maubriant]]. Et j'ai priorité sur la bande passante, je vous le rappelle.
Il repart comme il est venu, en grommelant.
- Il vient de finir le jus d'orange, n'est-ce pas ? demande Margaret.
- Qu'importe, il a goût de pamplemousse pas mûr, remarque Abby avec un sourire en coin.
Margaret se lève pour prendre un café.
- Si on me cherche, [[je suis à la serre->Maggy]]. Et j'ai priorité sur mes 33 kilos de cailloux, je vous le rappelle.
Anderson manque de recracher son café; Abby étouffe un rire. Une fois Margaret partie, elle tend son verre de jus d'orange à [[Anderson->Anderson et Montgomery]].
- Vous surveillez ma santé, Abby ?
- Non, je n'aime pas le pamplemousse.
Anderson ne se fait pas prier et avale son verre d'un trait, pour ensuite laisser filer une grimace. Il voit bien qu'Abby n'a pas sa bonne humeur habituelle: ses lèvres sourient, ses yeux ne suivent pas. Deux ans en isolation avec onze autres personnes, on apprend à les lire. Sauf Stanford et [[Seeley->Seeley]], évidemment.
- Tout va bien se passer, Abby.
Elle plisse les yeux.
- Une fois n'est pas coutume, je ne partage pas votre optimisme, Samuel. Au risque de faire une référence clichée, j'ai un [[mauvais pressentiment->briefing]].
Ses lèvres sourient. Ses yeux ne suivent pas.
Li Zhang ne lève pas les yeux de son microscope lorsque Maubriant rentre dans le laboratoire. Elle sait que si elle croise son regard, elle aura droit à un moratoire contre ALTA, alors que la firme n'est certainement pas responsable de la rupture des communications.
Peut-être est-ce une nouvelle étape de la simulation. Après tout, ce n'est pas la première fois que Oakley les manipule pour tester leur résilience. Elle a signé pour ça. Toute l'équipe a signé pour ça. Lorsqu'elle sera vraiment sur Mars, dans un environnement qui ne lui pardonnera rien, elle devra tenir coûte que coûte, garder la maîtrise de soi. Autant commencer dès maintenant.
Mais dans un coin de son esprit résonne une voix dissonante : "Et si... Et si c'était pour de vrai, cette fois-ci ?"
Elle balaie ces pensées et se concentre sur le spécimen KR-0317130. L'équipe sera prévenue [[tôt ou tard->briefing]], se dit-elle.
Oakley prend une grande inspiration.
- Colonel Stanford, je suspends la simulation à compter de ce jour, 2 mars 2029, 07h49, et ce pour une durée indéterminée. Confirmation: aibohphobia.
Stanford ne laisse rien transparaître.
- Confirmation: ailihphilia. Simulation suspendue.
Il laisse planer un instant de silence, les regarde un à un.
- Il n'y a qu'un seul moyen d'en savoir plus. Jericho, faites chauffer le Trident. Nous allons à la base d'opérations.
A SUIVRE...